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Serge Tisseron, Psychiatre, Psychanalyste, Docteur en Psychologie

Psychiatre, psychanalyste, Docteur en Psychologie

Dernier ouvrage : “Rêver, fantasmer, virtualiser, du virtuel pychique au virtuel numérique” Dunod 2012

Blog : http://www.squiggle.be/tisseron

 Bonjour Monsieur Tisseron,

On vous qualifie souvent de psychanalyste de l’image. Vous avez beaucoup écrit autour de ce thème et vous êtes vous-même photographe et dessinateur. Je trouve que vous correspondez bien à l’esprit de Parole Donnée : vous êtes un observateur de ce Monde au regard acéré.

Mais pour vous avoir entendu,  j’ajouterai que vous êtes quelqu’un qui observe depuis le coeur.

Grand merci de vos retours !

La fragilité est-elle une force dans la vie ou un frein ?

Tout dépend ce qu’on désigne sous ce mot. On considère aujourd’hui que la psyché de l’adulte est constituée d’un réseau interactionnel d’instances. Tout au long de la vie, le processus d’individuation résulte de l’intériorisation des schémas d’interaction successifs rencontrés dans le monde extérieur. Le psychisme humain est un dispositif d’interaction intériorisé qui se complète et se nuance sans cesse sous l’effet de la communication intersubjective. Du coup, la maturité d’une personne ne se mesure pas à la « force de son Moi », mais à son aptitude à intégrer les différentes facettes de sa personnalité. Elle est liée à la capacité de déployer un dialogue intérieur entre diverses instances. Plus le nombre de voix intérieures est grand, plus grande est l’intériorité. La richesse de ces interactions, et leur fluidité, a pris la place qu’occupait dans l’ancienne psychanalyse « la force du Moi ». Ce qui importe, c’est la plasticité psychique, la possibilité de glisser d’un modèle identificatoire à un autre.

Certaines personnes affirment que la vie est une grande pièce de théâtre (ou un film) où chacun joue un rôle. Il me semble que nous pouvons jouer plusieurs rôles, selon les étapes de vie et les situations que nous rencontrons (travail, famille, etc.), mais qu’est-ce qui vous paraît essentiel : prendre conscience des rôles que l’on joue et explorer ceux que nous ne nous autorisons pas, ou chercher à sortir des personnages pour aller vers le Soi, dont parle Jung ?

Si la multiplicité des rôles et des identités devient la norme, comment la gérer ? Tirée dans mille directions, notre identité ne risque-t-elle pas de se perdre ? En réalité, nous ne sommes pas les rôles et les identités que nous mettons en scène au fil des rencontres. Nous sommes celui qui choisit ces rôles et les assume. Nous avons beaucoup d’identités, mais une seule personnalité à jamais inconnue de nous même, qui endosse  successivement ces identités. A quoi reconnaissons nous sa force ? Qu’elle est capable de gérer chacune de ces identités de façon consciente et volontaire, et de les raconter.

Cela est facile pour les schémas relationnels intégrés en situation de plaisir, et plus difficile pour ceux intégrés en situation de déplaisir. Quand un schéma relationnel inaugural a été intégré en situation de plaisir, il est souple et intégré à la personnalité. Lorsqu’au contraire, il a été vécu dans la souffrance, il reste isolé, la fluidité est perdue. Pour bénéficier du plus grand nombre possible de schémas interactionnels souples, l’individu doit vivre le plus grand nombre possible de situations sources de plaisir, et le moins possible de situations traumatiques… ou apprendre à prendre de la distance par rapport à ceux-ci. Il faut travailler sur ses traumatismes.

Comment les professionnels du soin peuvent-ils préserver la vitalité de leur empathie sans tomber dans le phénomène –de plus en plus répandu- de la « fatigue empathique », ceci afin de continuer d’accompagner au mieux leurs patients ?

L’empathie est en permanence menacée. Elle l’est d’abord par la fragilité de chacun en résonance avec sa propre histoire. Une capacité d’empathie solide nécessite d’être capable d’entrer en résonance avec un autre sans en être menacé. Seules les personnes capables de faire confiance et de s’imaginer changer peuvent accepter cette forme complète d’empathie.

L’empathie est ensuite menacée par l’insécurité psychique liée aux conditions sociales : tout ce qui accroît l’insécurité favorise la tendance à réduire sa capacité d’empathie à ceux qui sont le plus proche de nous ou paraissent le plus nous ressembler. L’angoisse mobilise le désir d’emprise qui est le principal ennemi de l’empathie.

Enfin, il existe des angoisses spécifiques liés à la relation entre soignants et soignés. Les malades, et en particulier les malades mentaux, questionnent notre identité et nous menacent. Pour cette raison, les soignants éprouvent souvent des émotions négatives à leur égard. Mais ces émotions entraînent aussitôt de la culpabilité et de la honte. Elles sont donc rarement éprouvées comme telles, et se manifestent par des formations réactionnelles qui tentent de s’y opposer.

Ces émotions qui donnent lieu à des formations réactionnelles sont au nombre de trois : se sentir supérieur à certains patients, ressentir de la haine à leur égard, et s’angoisser de vivre un jour un état de dépendance semblable au leur.

Ces pensées sont normales. Mais ceux qui les éprouvent tentent très souvent de se les cacher à eux-mêmes. Le problème est qu’ils risquent alors de développer des défenses rigides qui vont s’avérer coûteuses à terme, en provoquant une baisse de motivation, puis une dépression. Ils se dévouent toujours plus en ayant l’impression de ne jamais en faire assez, parce que leur dévouement apparent n’est pas mobilisé par l’empathie, mais par l’effort de se cacher à eux-mêmes des sentiments coupables ou honteux. Pour éviter cette impasse et la fatigue psychique qui en résulte, il faut favoriser chez les soignants l’appropriation subjective de toutes leurs expériences de soin, y compris celles qui leur font honte. Elles sont elles aussi des composantes normales de l’attitude de soin.

propos recueillis le 16 novembre 2011